Global Challenges
Issue no. 10 | October 2021
Decolonisation: A Past That Keeps Questioning Us
Decolonisation | Figure for the Issue

Decolonisation: A Past That Keeps Questioning Us

Box | Les empires secondaires de Sa Majesté la reine d’Angleterre

Le Raj victorien, instauré sur les décombres de la compagnie à charte de l’East India Company, a pris la forme d’une vice-royauté qui ne dépendait pas du Colonial Office à Londres et administrait la souveraineté britannique en Asie du Sud et du Sud-Est à partir de New Delhi. Dans l’entre-deux guerres, la moitié des fonctionnaires du Civil Service étaient Indiens. Mais, dès les années 1920, la Grande-Bretagne renonça à l’idée d’une citoyenneté impériale digne de ce nom dont les Indiens eussent été les grands bénéficiaires, forts de leur prééminence non seulement en Asie du Sud et du Sud-Est mais aussi en Afrique australe et orientale, ainsi que dans le golfe Persique. Soucieuse de «britannifier» l’Empire, craignant la montée du nationalisme hindou, soumise à la pression des White Settlers, s’employant à coopter des auxiliaires autochtones, ayant renoncé au «travail contractuel» (indentured labor) qui avait envoyé des sujets du sous-continent indien en Afrique, dans le Pacifique et dans les Caraïbes, se refusant à ériger le Raj en dominion alors que les White Dominions connaissaient une ascension impressionnante, l’Angleterre, qui avait déjà renoncé à instaurer la domination de ce dernier sur la Mésopotamie et le Tanganyika, déçut définitivement ses espérances coloniales et les rabattit sur la revendication de l’indépendance qu’incarnera Gandhi, assez tardivement converti au nationalisme.

L’Égypte, de 1882 à 1914, fournit un autre cas d’empire-gigogne. Investi par le sultan ottoman, son pacha – souverain de fait, héréditaire depuis 1841, et pourvu du titre de khédive à partir de 1867 – fut soumis à la suzeraineté du Royaume-Uni à partir de 1882 et partagea alors avec celui-ci la domination coloniale du Soudan, conquis dès 1820. De la sorte, le Soudan est bel et bien une postcolonie, si l’on accepte le terme, et ce à double titre: par rapport à Londres, et par rapport au Caire. Son histoire contemporaine a démontré que le «néocolonialisme» égyptien était aussi virulent que le britannique, si l’on en juge par ses ingérences dans les affaires de Khartoum. Par ailleurs, la conscience nationaliste égyptienne, antibritannique, fut compatible avec des sentiments de loyauté à l’égard du sultan, ou peut-être plutôt du calife ottoman, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale.

Le cas le plus intéressant de ces constructions impériales baroques est peut-être celui de l’Afrique du Sud, du fait de l’antagonisme entre les Boers et les Anglais et de l’apartheid qu’institua son architecture composite. La domination britannique se superposa à la colonie hollandaise du Cap et entraîna l’exode d’une partie des Afrikaners à l’intérieur des terres en provoquant in fine le combat fratricide – du point de vue de l’impérialisme européen – entre les deux éléments principaux de la Whiteness. L’objectif de la Grande-Bretagne était de garder le contrôle d’une région dont le potentiel économique et les ressources minières ou agricoles paraissaient énormes, et d’éviter en conséquence la constitution d’États-Unis d’Afrique du Sud qu’auraient dominés les Afrikaners. En 1910, il en résulta l’Union d’Afrique du Sud (Union of South Africa, en français Union sud-africaine) : un régime national de ségrégation raciale dans une économie capitaliste à la fois protectionniste et intégrée au marché mondial, que finit par gouverner et définir l’élite politique des Boers vaincus militairement, par le biais du régime parlementaire, et doté d’un statut de dominion de Sa Majesté (jusqu’en 1961). Mais l’histoire ne s’arrêta pas là. Outre la surexploitation, la dépossession et la relégation raciale qu’elle imposa aux peuples indigènes, elle se traduisit par un afflux de ressortissants du sous-continent indien – les Bataves avaient déjà importé des esclaves malais au Cap –, de réfugiés ou d’immigrants économiques d’Europe orientale, centrale et méridionale qui voulurent profiter du boom minier et firent de l’Afrique du Sud un tremplin pour pénétrer l’Afrique australe et centrale, de Portugais soucieux de s’enrichir mais aussi de fuir les incertitudes de l’accession du Mozambique voisin à l’indépendance. Dans le même temps, l’Afrique du Sud était devenue elle-même une puissance coloniale en ayant obtenu le mandat de la Société des nations, puis la tutelle des Nations unies sur le territoire allemand du Sud-Ouest africain (l’actuelle Namibie), et un hégémon régional en intervenant plus ou moins ouvertement dans les pays voisins, en particulier en envahissant l’Angola pour lutter contre le MPLA aux côtés de l’UNITA dans la foulée de la décolonisation portugaise. L’autre face de la combinatoire impériale fut celle des forces anticoloniales. Non sans éviter leurs propres inimitiés complémentaires qui néanmoins n’égalèrent jamais les contradictions fratricides du mouvement communiste en Indochine, le MPLA, la SWAPO et l’ANC – les trois principaux mouvements de libération nationale en Afrique australe – firent plus ou moins front commun contre leurs adversaires locaux et contre l’apartheid sud-africain et rhodésien en bénéficiant du soutien diplomatique ou militaire, parfois ambigu, des «pays frères», la Zambie, la Tanzanie, le Mozambique (à partir de 1975) et le Zimbabwe (à partir de 1980).

Il va de soi que la problématique de la décolonisation n’a pas été la même d’un «empire secondaire» à l’autre.

Jean-François Bayart.